Auteur : Alexis Poulin
Source : site Le Monde Moderne
16 décembre 2019

Ce dont j’ai été témoin ces derniers mois est sidérant. J’ai vu le petit peuple, habitué à la résignation et à l’invisibilité, relever la tête et oser se montrer, en défilant dans les beaux quartiers de la capitale pour réclamer la justice sociale et la fin de l’obscénité d’un monde ou le gavage des ultra-riches est érigé en dogme, tandis que la masse silencieuse paie leur incurie par l’impôt.

J’ai vu un pouvoir démocratique tenté par l’autoritarisme, au point de mutiler sans compter ses citoyens libres, manifestants qui ont eu l’outrecuidance de vouloir protester contre une politique du néo-management public cynique et destructrice du bien commun.

Et le plus sidérant fut sans doute le silence radio des grands médias, pendant des semaines, n’osant pas montrer les violences policières et dénoncer ce qu’il convient d’appeler une dérive autoritaire et une instrumentalisation de la police de la République. Il a fallu le travail de recensement acharné du journaliste David Dufresne pour arriver à faire bouger les lignes, sans pour autant accélérer les enquêtes de l’IGPN sur les cas de violences des forces de l’ordre.

Pire encore, j’ai cru naïvement que cette débauche de violence d’Etat disqualifiait à jamais le locataire de l’Elysée dans son rôle de garant des institutions. Il n’en fut rien. Au silence médiatique, se substitua l’apathie, la riposte d’un pouvoir fantôme par le mensonge et le déni et l’acceptation de la masse silencieuse, certains justifiant la violence, d’autres l’acceptant sans broncher.

Tandis que le coup de poker de LREM ne tient qu’à un savant calcul basé sur l’abstention et le peu de votants, la majorité des français n’a pas désavoué Emmanuel Macron lors des élections européennes. Seul compte le résultat et la petite défaite de LREM derrière le RN fut maquillée en victoire, presque en plébiscite, autorisant le gouvernement a accélérer les réformes et continuer de maltraiter un pays au bord de la crise de nerf.

A la violence physique des LBD, des grenades et des matraques, s’additionna la violence des discours du mépris et de l’indécence. Ni le président, ni le Premier ministre, ni les ministres n’ont eu un mot d’excuses ou un regret pour les dérives constatées. De pardon, il n’y aura pas, ni pour les condamnés trop nombreux, ni pour les mutilés à vie, ni pour les morts.

Le mépris et le règne de la peur comme seules réponses à une crise sociale majeure, voilà le projet révolutionnaire d’Emmanuel Macron.

Rien de bon ne viendra de la suite de ce quinquennat, voué à la vente à la découpe des services et des biens publics et à l’application scolaire des théories fumeuses du néo management, rendant les citoyens acculturés et tout entiers occupés à se rendre le plus performant possible, par peur d’un système de déclassement instauré dès l’école primaire.

Nous vivons une période révolutionnaire, un changement d’époque où l’algorithme va remplacer la pensée humaine et où la gestion des chiffres se substitut à l’interaction des corps. Les gilets jaunes seront peut être analysés a posteriori comme le dernier sursaut d’humanité dans une France du futur gouvernée par les machines et les comptables de la dette.

Dès le début du mouvement, ces invisibles en colère ont été traités de tous les noms :  « poujadistes », « fascistes » et « antisémites », râleurs archaïques qui ne comprennent rien à la modernité que les télévangélistes du progrès leur vendent au quotidien, à coup de mensonge et de presse people. Ils étaient le grain de sable dans la belle machine néolibérale, broyeuse de destins et de temps libre.

L’instauration d’un monde de la lutte fratricide de tous contre tous par soucis de performance économique s’est trouvée confrontée à la masse inconsciente des oubliés, pire, des refuzniks, ceux-là pour qui la promesse d’avenir radieux équivaut sans détour à un déclassement sans retour.

Hélas, bien peu d’intellectuels, de journalistes ou de politiques ont choisi de tendre la main, où l’oreille pour comprendre ce mouvement, pour retranscrire à « ceux d’en haut » les courants profonds qu’une élite déconnectée est incapable d’appréhender.

Encore moins nombreux furent ceux qui osèrent soutenir la fronde légitime des oubliés.

La réponse des champions des premiers de cordée fut donc la violence de la répression alliée à l’entourloupe du faux dialogue. L’escroquerie était complète, Emmanuel Macron a sauvé sa peau en arrachant des yeux, en arrachant des mains, en brisant des carrières, en poussant la répression policière et paranoïaque à son paroxysme, envoyant en prison à tout va, intimidant les  réfractaires, utilisant le mensonge d’Etat comme une arme et la justice comme une menace politique.

Et cette stratégie de la violence a payé: les Français sont prêts à tout accepter, si on en croit les sondages. Voilà qu’un président isolé, sans réel parti, mis en scène par une oligarchie fatiguée de payer trop cher pour le bien commun, peut parachever une mascarade démocratique en une déviance autoritaire des institutions de la Ve République.

L’épisode de la Mongie, où, skieur souriant et insouciant, le président s’offrait une parenthèse enneigée, tandis que les Champs Élysées brûlaient aurait dû clore une fois pour toute l’imposture. Il n’en fut rien. Le soutien et la cohésion sont inébranlables pour le bloc des premiers de cordées, unis dans une course vers l’abîme, et désireux d’en finir avec l’idée démocratique, en soutenant leur champion à n’importe quel prix. Honte à ceux qui un jour se dirent socialistes et qui aujourd’hui, masqués derrière leur étiquette du parti présidentiel se rendent complices de toutes ces violences par leur silence.

Je suis pessimiste, où comme dirait Emmanuel Macron,  je suis sans doute un esprit chagrin, qui n’arrive pas à faire taire le cynique en moi. Nous manquons de veilleurs dans les temps sombres qui s’annoncent et rares sont ceux, qui ont choisi de tenir la lampe-tempête, malgré les invectives, les insultes, les moqueries ou les menaces.

Soutenir les gilets jaunes, ce n’est pas être un séditieux, un ennemi de la démocratie ou un fou. Soutenir les gilets jaunes c’est être conscient des inégalités et du mensonge oligarchique. Le pouvoir n’est plus celui de peuple, où des citoyens éduqués et éclairés, pourraient voter en connaissance de cause, après un débat démocratique animé par une presse libre. Non, le pouvoir est celui d’une ploutocratie, qui impose une pensée unique de l’efficacité économique et de la performance au service du profit. Tout ce qui pourrait faire débat doit être sorti du champ public ou décrédibilisé par tout moyen, soit par l’étiquette du complot ou l’infamie de la pensée fascisante. Résultat : le degré zéro de la politique sied à merveille aux promoteurs de l’idiocratie qui veulent divertir pour assurer le contrôle des esprits.

Les derniers bastions de lutte, l’école et l’université, vont se trouver confrontés à la volonté des managers de détruire toute proposition de pensée critique. Le rôle des professeurs n’est plus de former des esprits conscients de citoyens émancipés, mais de préparer des corps à devenir les outils le mieux adaptés aux demandes de la machine de production. L’enfer techniciste parachèvera le contrôle des flux, obligeant tout citoyen à se mettre nu devant l’algorithme et la surveillance panoptique.

Je rêvais d’un autre monde, et nous sommes nombreux, mais nos voix minuscules ne trouvent plus d’amplificateurs pour couvrir le bruit des machines. Dans le monde déshumanisé, seul restera d’humain les passions, les sentiments, l’amour et la colère.

Alors oui, Gilets jaunes, je vous aime.

Je vous aime parce que vous avez su dire non, parce que vous avez réinventé la solidarité et occupé les espaces laissés vides par la planification, parce que vous êtes les emmerdeurs, les empêcheurs de tourner en rond, parce que votre révolte est joyeuse, parce que vous n’êtes pas dupes, parce que malgré la violence, vous êtes restés debout. Je vous aime parce que les falsificateurs vous haïssent, parce que votre sincérité les désarme. Je vous aime, parce que sans vous, ce pays se perdra dans une mondialisation conformiste, où le bien être des populations sera le prétexte à l’avènement d’une société du contrôle. Je vous aime, parce que vous n’oubliez pas d’où vous venez, et que l’avenir compte pour vous, comme pour vos enfants.

Et comme vous, je suis en colère.

Cette colère ne partira pas, même si les gilets retourneront dans les boites à gants des voitures. Le souffle de la fronde contre le monde qui vient ne fera que prendre de l’ampleur, malgré les mensonges des puissants, malgré leurs stratégies d’intimidation et de contrôle. Tant qu’il y aura des injustices, il y aura des gilets jaunes.

Il convient maintenant de trouver les leviers d’une reprise de contrôle du système démocratique par le peuple. Après l’épisode de la colère et de la confrontation de David contre Goliath, la stratégie doit venir d’une organisation hors des partis et capable de rassembler tous les résignés du vote et les volontaires humanistes.

David Graeber, ethnologue américain et pionnier d’Occupy Wall Street a théorisé la période que nous vivons comme une période révolutionnaire, c’est à dire le moment où les élites sont incapables de prévoir et de comprendre les peuples. Nous y sommes. Mais la maîtrise du marketing combinée au contrôle des outils du consentement assure un sursis à l’élite, même si le roi est nu, même si le système tourne à vide sur un champ de ruines.

Le livre d’Emmanuel Macron s’intitulait « Révolution » et ne parlait que de lui, le livre que les Français vont écrire s’appellera « Résistance » et ne parlera que de nous. Ce « nous » est à inventer, dans un élan de vie et un refus du mur construit par les héros de la bienveillance totalitaire, les ectoplasmes prêts à se vendre à la machine et les opportunistes amoureux du profit de court terme et de la médaille.

Ce qui m’a le plus marqué dans les mobilisations des derniers mois fut sans doute la volonté farouche de ces Français qui pensaient d’abord aux autres, à leurs enfants, à leur avenir, et qui cherchaient désespérément la solidarité dans un monde ou le bien-être collectif a disparu derrière les lobbyes et les intérêts de quelques privilégiés.

D’une élection à l’autre, la marche des manipulateurs semble inéluctable, et pourtant une autre issue est possible. Mobiliser les invisibles, les rassembler, malgré la censure des plateformes et des réseaux sociaux, malgré l’Etat policier, malgré la résignation et malgré l’ampleur de la tâche. Voilà ce qu’il est possible de faire. Et où mieux qu’ailleurs, en France ?

J’ai dit plus haut que j’étais pessimiste, cédant sans doute à une bouffée de lassitude et de résignation, mais je reste un optimiste sur la capacité des citoyens français à reconnaître la justice et à faire battre le drapeau de l’égalité, de la liberté et de la fraternité contre toutes les tentatives de soumission et de ruine.

À un monde meilleur. À la liberté. Pour que cesse le règne de la violence.